Shouliastay or should I go?
La bagnole était presque aussi épuisée que ses amortisseurs qui n’amortissaient presque plus rien. La banquette arrière surpeuplée, où seulement une de mes fesses reposait, si on peut dire, tapait contre le châssis à chaque irrégularité de la piste. On avait mis pas loin de sept heures pour faire cent quatre-vingt bornes et on avait finit par arriver à Ouliastay, une bourgade du centre ouest de la Mongolie. J’étais emmitouflé du mieux que je pouvais pour résister aux courants d’airs des fenêtres ouvertes de ce fumoir roulant. Les Mongols n’ont jamais froid.
J’étais sensé repartir le lendemain pour une autre étape, et puis une autre. Un ami du trajet m’avait dégoté une piaule pas fameuse mais pas mal : deux lits, une table, deux chaises, des prises électriques, un peu d’internet près de la réception et un balcon plein sud. Au réveil, un grand soleil a illuminé le petit centre d’Ouliastay dont je n’attendais rien. La fenêtre donnait sur un théâtre vieillot avec de pseudo colonnes grecques et un trapèze tamponné de la figure d’un héros communiste et on y projetait des comédies mongoles. Il régnait une ambiance de village de montagne : des bâtiments publics patinés avec l’ambition de faire monument, de jolis petits trottoirs défoncés avec des arbres, un marché où on trouve des fruits et des bouibouis avec des fenêtres et des gens dedans, de petites maisons en brique, des balcons en bois. Bref, je ne sais plus si c’était la lumière où mon humeur mais je trouvais ça vraiment super.
Du coup je repaye deux nuit à la tenancière, une cinquantaine à un décolleté profond dont l’activité principale consistait à mater des séries coréennes. Je passe deux délicieuses journées sans plus d’ambition que de faire une lessive, lire Philippe Djian et écrire un peu. Je me roule dans cette douce paresse sans besoin d’exploration particulier, sans photos ni évènement marquant, juste heureux d’exister.
Et puis j’ai aussi décidé d’attendre Tomoya, autre aventurier passé par Mörön, à mes trousses avec un jour de retard. On se retrouve comme deux vieux copains alors qu’on se connait pas tant que ça mais le voyage accélère les amitiés. Le lendemain on décide d’aller se planter à la sortie de la ville pour lever le pouce mais on attrape que des sourires dubitatifs. Le seul qui nous embarque c’est un type d’un mètre cinquante tout bedonnant, mais c’est dans une yourte et pas une bagnole. On est quand même contents d’aller se réchauffer dans l’hospitalité mongole. Petit thé rituel et même nouveautés culinaires malgré l’invariabilité des ingrédients. Notre petit gros de sauveteur qu’on appellera “Héro bleu”, traduction à 30% fiable de son nom, contacte tout un petit carnet de numéros pour essayer de nous dégoter une caisse tandis que sa madame prépare le plat de résistance : il y a des légumes, c’est un signe du ciel. En dessert, ils sortent l’album photo de famille et Tomoya leur offre une carte postale du Japon qu’ils rangent à l’intérieur, c’est des gens adorables. Pour la bagnole c’est une autre affaire. Ils disent qu’elle va se pointer a 16h30 mais j’y crois autant qu’au père Noël. On ressort faire un peu de stop en attendant, avec le même succès. Le taxi de 16h30 annule vers 16h10. On décide de tenter notre chance à la source des transports en commun mais la vacuité du bus qui part pour Altaï et la tronche du chauffeur suggèrent qu’il n’a pas du recevoir beaucoup de coups de fil de réservation. On repart pour un stop sans conviction jusqu’à aller garer notre échec chez nos amis du déjeuner qui nous ont réinvité face à la persistance de notre sédentarité.
On a amené des pâtes et de la sauce pour contribuer, ils sont contents de nous revoir. Soirée télé, ça rigole beaucoup et les gamins sont polis. Quand on dit qu’on a trop mangé en mimant le gros ventre, héro bleu nous montre le sien en guise de réponse et nous ressert. Il adore becter et finit toutes les assiettes. Il nous offre un os de cheville de je sais pas quel animal, comme a chacun de ses enfants, on prend ça comme une adoption. C’est des gens épatants. Le réveil sous la délicate charpente de la yourte avec le bruit et la chaleur du poêle est une grâce mongole incontestable. J’espère quand même qu’on décolle aujourd’hui.