Looking for Ivan Vazov
Le propre de l’aventure c’est qu’elle découle toujours d’un plan assez balisé. Vesselin étant parti pour un séminaire professionnel à Athènes, j’avais improvisé un pèlerinage au monastère de Rila, figurant dans le top 10 des lieux à voir en Bulgarie. Chose faite, je continue dans la vallée trouver un endroit où camper parce que j’en avais bien envie. Toilette au bord d’une rivière, cuisine au feu de bois et retrouvailles avec le grand silence, mon doux rituel. A l’ouverture de ma tente, un troupeau de vaches, une harde de chevaux et des rayons de soleil sur la prairie. Puisque tout est merveilleux, je me décide à rejoindre les sept lacs, autre endroit notable de la région qui attire beaucoup de touristes en été. La météo annonçait trois jours de neige, mais la météo j’y crois autant qu’à Dieu et quand je lève le camp il y a toujours ces trous bleus d’espoir dans les nuages, je m’engage pour l’ascension. Comme toujours en montagne, un kilomètre égale trois et mon GPS en indique douze avec mille deux cent mètres de dénivelé. Mais à coeur vaillant rien d’impossible, je grimpe. Au fur et à mesure que je progresse difficilement le ciel finit par corroborer les prévisions météo et neuf cent mètres plus haut ma première jambe disparait dans la neige entre deux conifères. La luminosité faiblit du fait qu’un nuage est en train de m’avaler et il y a de plus en plus de flocons, je réfléchis. Sur ma carte, un logo de table de pique-nique est légendé comme un “Refuge” et c’est bien ce qu’il me faudrait là tout de suite parce que la situation vire critique. Je navigue à l’instrument quand apparaissent dans la brume les barrières d’un enclos et le toit d’un abris de berger, al hamdulillah. Avec un bout de taule je dégage le mètre de neige qui me sépare de la porte et pénètre dans l’abri un peu comme le type d’Into the Wild qui découvre son bus au milieu de l’Alaska. Il est vingt et une heure, je termine mon livre et ferme les yeux dans ma cabane à deux mille cent cinquante mètres d’altitude sur une montagne du sud-est bulgare.
J’ai trouvé un endroit où ça capte, j’appelle Vesselin qui sort de réunion pour lui confirmer que je suis en vie et lui demander si le refuge vers lequel je fais route est ouvert: affirmatif, semblerait. Je jette un oeil à la montagne, c’est à sept kilomètres officiels de neige, le soleil a repris du service et je décide de tenter en priant pour que la neige soit assez dure pour moi et les vingt kilos que je porte. Une heure se passe, je monte encore, le chemin a complètement disparu sous la neige, je suis face à un virage, derrière c’est l’inconnu. Quand le nouveau pan apparait, une silhouette se détache de la crête, on progresse l’un vers l’autre. Au début je pense qu’il est japonais parce que ce sont les voyageurs les plus solitaires et fous que j’ai rencontré mais il est taïwanais et ses pompes quechua sont à peu près aussi trempées que les miennes. On se donne les informations sur nos routes respectives et aussi beaucoup de confiance. Je suis ses traces et lui les miennes, qui s’effacent avec la neige qui a repris. Je marche dans l’infini blanc sans horizon, guidé par les seuls poteaux qui dépassent de la neige. Le refuge d’Ivan Vazov apparait enfin comme un mirage au fond du brouillard, c’est le plus haut des Balkans.
Je frappe à la porte, rien. Elle est ouverte, j’entre, il fait bon. Je me défais de mes chaussures et de mon sac et progresse dans le réfectoire, toujours rien. Si, le ronronnement du poêle, où peut être est-ce celui des deux chats qui dorment à côté et qui ne me prêtent aucune attention. Sur la table une assiette avec un peu de salade, deux fourchettes, une pipe, un verre d’alcool fort mais personne. Peut être que le refuge est tenu par les chats.
Misho est le premier à faire son apparition, je suis le plus surpris des deux. C’est lui l’homme à la pipe, il me sert une tasse de thé au gingembre et des lentilles en boite et j’ai jamais rien avalé d’aussi bon étant données les circonstances. Il est plombier à Sofia mais il vient aussi souvent qu’il peut, il ravitaille le refuge, parce que tout ce qu’il y a ici est monté à dos d’homme, ou de cheval pendant les trois mois secs de l’été. Cette année il n’y a pas beaucoup de neige, elle a été balayée par le vent. «D’habitude le rez-de-chaussée est sous la neige et il faut aller au premier pour voir la lumière ». Il économise ses mots. Si il est ici, c’est pas tellement pour parler.
Celui qui vit au refuge c’est Peter, depuis 4 ans. Il est redescendu moins de dix fois à Sofia et a passé les deux premiers hivers complètement seul. C’est à peu près comme ça que j’imaginais Sylvain Tesson dans ses forêts de Sibérie, mais Peter a peut-être encore plus l’âme d’un ermite, pour lui ce n’est pas une expérience, c’est un mode de vie. Il est rachitique et beau, fume et bois un peu trop, parle doucement, pour dire plus que pour discuter. Il aime le silence et le black métal satanique norvégien aussi. Il a fait la couverture de l’album d’un de ces groupes sans jamais les avoir rencontré, « I like these guys ». Avant il travaillait comme graphiste mais passait les plus longues de ses heures à développer des photos en chambre noire, ou blanche à peindre des oléobromies, une technique photographique du XIXème siècle aujourd’hui maitrisée par une poignée d’artiste à l’échelle du monde. « Je travaille entre un et deux mois pour réaliser une image parce que je veux qu’elle soit parfaite. C’est la plus belle façon de développer qui existe jusqu’à aujourd’hui, chaque pièce est unique et il faut la voir en vrai pour se rendre compte ». Pour avoir des négatifs assez grands et réaliser ses contacts, il utilise des pellicules grandes comme des tables. Peter est un artiste aussi connu qu’inconnu: « je changeais de nom à chaque fois que trop de personnes intéressaient à moi, une œuvre d’art doit exister indépendamment de celui qui l’a créée, pour ce qu’elle est ». On lui a proposé d’exposer au MoMA mais il n’a pas donné de nouvelles, pas envie de voyager.
Si il quittait le refuge ce serait peut être pour aller garder le même genre d’ermitage en Norvège, pour se rapprocher des « Black metal guys » et s’éloigner encore un peu plus du monde. Mais il aime bien Venci qui a racheté la bâtisse il y a vingt cinq ans et qui a besoin de lui, parce que ça court pas les rues les gars qui savent passer l’hiver seuls sans finir comme Jack Nicholson dans Shining.
Jour deux: on est tous les quatre autour du poêle et Misho me propose quelques bouffées de pipe: c’est pas du tabac. J’ai assez vite l’impression que ça fait vingt bonnes minutes qu’on écoute le même solo de batterie interminable dans un silence complice ponctué de coups d’oeil qui se disent « – Ah, c’est ça, de la bonne musique. – Ouai, il assure. – Ah ouai, ouai ». C’est des moines nourris au hard rock.
D’un coup je me souviens que mon pote n’a pas eu de nouvelles depuis un petit moment et Misho m’explique comment trouver le réseau: « tu marches tout droit légèrement à droite pendant dix minutes et il y a un rocher grand comme la cuisine. Viens je vais te montrer. Ah… » En fait on voit rien parce que la montagne est prise dans un nuage: je vois mes pieds et les traces qu’ils ont faites à environ trois mètres. Pour le reste, du blanc, je marche aveugle dans un monochrome infini. Mon seul guide: le temps. Je m’élance en essayant de tenir le cap. Au bout de dix minutes, je regarde mon téléphone: deux barres. Vesselin se fait chier en réunion dans un hôtel quatre étoiles, c’est loin.
Troisième jour, la météo est bonne, on descend avec Venci.