Intraordinaires histoires karakoliennes
Dans toutes les maisons kirghizes dont j’ai franchi le seuil il y a quelque part une pile de futons et de couvertures haute comme la pièce pour recevoir sans compter le nombre de lits. Ce soir, c’est pour moi qu’on déroule les couchages, je jette l’ancre à Karakol pour quelques semaines, me voilà prof d’anglais.
Le plus dur dans les pays froids, c’est de commencer la journée. Le réveil se concrétise dans la violente transition du lit à la cabane des chiottes, à température ambiante et négative et toujours située le plus loin possible de la maison. C’est pas l’endroit où on resterait bouquiner.
Sur le chemin de l’école, il y a une espèce de construction à étages abandonnée avec une entrée qui devait faire correcte dans le temps. En haut de la désormais venteuse cage d’escalier il subsiste 5 vitres recouvertes des lettres C-O-B-R-A, c’est le bâtiment COBRA. Chaque jour je me dis que je vais y faire une exploration et chaque jour je me dis que “je pourrais toujours faire ça la prochaine fois”, je procrastine. C’est une vilaine habitude propre aux situations de quotidienne redondance. Il faut toujours se comporter comme si c’était la dernière fois qu’on voyait le bâtiment COBRA, vivre tout de suite.
Ne pas se fier à la beauté des rues eneigées. Adoptez plutôt cette démarche de pingouin diarrhéique, chaloupée et incertaine, seul recours au destin piteusement horizontal que vous réserve le verglas.
L’école est froide et j’expire toujours autant de vapeur. La préparation des cours de la journée est invariablement interrompue par l’arrivée des tornades, les mômes de 10h15, toujours en avance et toujours plus réveillés que moi.
Alienur et Adilhan, curieux comme des encyclopédistes, attrappent tout ce qui est dans le champ de leurs binocles. Une porte qui s’ouvre, un camarade qui bouge, un stylo qui tombe, tout les captive à l’exception notable du tableau et de mes explications.
Ziada, 9 ans, parle déjà bien anglais et s’occupe de l’administration de l’école en cas d’absence de sa gérante de grande soeur qui ne gère pas grand chose. C’est comme ça qu’elle s’est chargée de me descerner un diplôme mentionnant mes qualités principales et que l’autre jour elle m’a lancée un peu excédée : “two months, no test?!” en me suggérant une interrogation imminente.
Travailler redonne au moins du sens aux pauses déjeuner. Tous les midis moi, je file chez Alia, une cantine épatante. Toujours bondée, toujours un peux de buée sur les fenêtres. Quand une des soeurs arrive, mon coeur balance entre deux plats russes: pilminye ou kotlet, les deux musts de l’endroit pour un euros. J’envoie une réponse au pif parcequ’on n’a pas 107 ans. Une minute trente plus tard c’est devant moi avec un bol de thé. On partage les tables et souvent les conversations, les gens sont de bonne humeur quand ils mangent bien.
Comme chez Alia c’est réglé en 15 minutes j’ai le temps de marcher un peu après pour faire descendre les pilminyes. Il reste de vieux batiments de la colonisation russe du temps des tsars autour de l’église orthodoxe. A l’angle de Tinstanova et Lenina les hauts murs en banco de la pharmacie n°3 supportent toujours le toit bordé de ces broderies de bois comme on trouve à Irkutsk. A l’intérieur une babouchka semble être fidèle au poste depuis au moins 50 ans et quand elle me voit regarder la pièce plus que les medicaments elle sourit. “Stary doma” (vieille maison), que je lui lance de mon meilleur russe. La pharmacie a 120 ans, c’était la plus grande de Karakol à l’époque. Elle me gratifie d’un tas d’autres informations que je fais mine de comprendre alors que j’écoute surtout le timbre de sa voix qui dit qu’elle n’est pas juste pharmacienne, elle est la gardienne de cette histoire là.
Les après midi sont plus longues mais moins éreintantes. J’ai face à moi des élèves d’avantage convaincus de l’utilité de leur présence et une majorité de jeunes filles auprès desquelles mes 26 ans baroudeurs me confèrent plus d’attention. Le genre de classes qui font du cours un moment trop court, qui vous écrivent des petites cartes à la fin et qui rendent les yeux humides et les gorges sèches le dernier jour.
Les mercredis, on chante. A la première écoute, quand je vois les lèvres courir après les paroles je sais que je me suis pas trompé de morceau. C’est presque tout le temps des vieilles chansons tristes mais j’y peux rien si la tristesse c’est plus facile à chanter, la joie ça va trop vite.
Enseigner c’est comme du théâtre et je joue 5 pièces de 45 minutes par jour. Il faut tenir son public, le faire participer, chasser les décrochages en envoyant du prénom, les tenir en haleine. Si vous êtes bons, ils vous le rendent, si vous n’y êtes pas, aussi. Mais ça reste plus drôle que de partager sa journée avec un ordinateur.
Enfin si ça se trouve cette perspective ne déplait pas aux habitants du salon playstation, repère des adolescents de Karakol qui passent une douce jeunesse à muscler leurs doigts et à crever leurs yeux devant des jeux de katch lovés dans une lumière de sexshop. Il y a aussi de quoi geeker à la maison. Le soir Erbol allume le PC famillial et mes souvenirs de quand j’avais son âge et que je subissais aussi passionément la vacuité des commentataires de mon premier jeu de foot: Euro 2000.
Erbol a 17 ans. Quand on marche il crache à intervalle régulier de cinq pas de tous petits rien pour assaisonner un air fier et grave. Il se débrouille en anglais et veux étudier aux Etats Unis. Il passe un coup de fil à sa meuf pour lui dire qu’il l’aime et bruiter un baiser avant de passer la porte de chez lui. Il me dit qu’il y a une belle lumière dans la cuisine le matin, que c’est sa mere qui a acheté la maison et même que “my mother is amazing”. Un soir on est allé au banya en sortant du salon playstation et on s’est assez mis à parler des filles et de ce subtil arbitrage entre tradition et désir, et du fait qu’on est pas sensé en avoir avant de se marier. Il a résumé: “it’s haram but i love her” et je me suis dit que ça ferait un bon nom de film.
Quand on reste longtemps a un endroit on peut se permettre des week-ends sans ambition a se laisser porter par le Mashroutka 112 qui me dépose à Pristane, au bord du lac. Je dérive jusqu’au musée Nicolaï Prejvalski, confrère explorateur, qui ne doit sa célébrité qu’au fait qu’il a fait son voyage 150 ans avant moi. Je m’en vais longer le lac pour noyer cette injustice.
Vendredi en fin de journée Erbol a fait une apparition à l’école pour me dire que je devais faire mon sac et partir le soir même pour une raison que google translate a pas su expliquer. Me revoilà dans la rue froide avec ma carapace et coincé dans ma tête ce sentiment amer d’avoir perdu deux semaines à essayer de me rapprocher de gens qui se demandaient ce que je foutais chez eux. Merci quand même. Heureusement la gérante de l’école s’est réveillée à l’idée de perdre un prof gratuit et a trouvé une autre famille pour m’accueillir. Karakol, épisode 2.
Parfois c’est nécessaire que la vie vous force un peu la main pour aller de l’avant parceque ma nouvelle famille, c’était la bonne.
Kumbat, la mère, a un coeur gros comme ça et il y en a pour tout le monde. Elle m’accueille un peu préoccupée parceque c’est la première fois qu’elle reçoit un volontaire et qu’elle sait pas si ce sera assez bien pour moi. Quand je suis dans le salon, Kumbat vient toujours s’asseoir a côté de moi avec du thé et des questions. Quand on n’arrive plus à se comprendre, elle me dit “planchet” c’est le mot magique pour la tablette et google traduction. Un matin on est partis au boulot ensemble et, pour le verglas ou la compagnie, elle m’a tenu le bras sur tout le chemin, j’avais vraiment l’impression de marcher à côté de ma mère. Kumbat vend de sacs à patates sur le grand marché avec Mirbek, son mari.
Mirbek est moins expansif mais il y en a pas moins a l’intérieur. Le premier soir il me montre les videos de son hadj en me servant un verre d’eau bénite de la Mecque où il est allé avec une délégation kirghize. Il va sur ses 45 ans et alterne entre un kufi et une casquette digne de la house qu’il écoute un peu fort dans sa voiture. Il prend des cours d’arabe et le soir il joue à un jeu en ligne sur son téléphone. Il leve le nez et balance des blagues en restant serieux et ça fait souvent rire Chenara.
Chenara c’est la nourrice. Elle arrive le matin vers 9h et on aime bien passer du temps ensemble même si on se comprend presque pas. Elle insiste pour me resservir mon troisième mug de thé et je lui dis nasdrovie quand elle éternue, elle me remercie de son paisible spasiba. Elle regarde la télé et rit aux éclats devant les gags tout en continuant à écouter de la musique. Dans son regard la détermination d’une braqueuse de banque cotoie une infinie douceur maternelle, je ne sais pas comment elle fait.
Voilà pour les adultes. L’aîné, Ilgis tient de son père. L’air sévère, il n’en est rien. C’est lui qu’on appelle en dernier recours pour la traduction. Mais on n’a souvent pas besoin de l’appeler parcequ’il a toujours une oreille qui traine depuis la piece d’à côté, il veille mine de rien.
Izat, est plus étourdi, toujours souriant, participe, facile à vivre, patient. Il faisait de la boxe mais il a arrêté.
Naima, petite dernière, est la cible privilégiée des baisers d’à peu près toute la famille. Elle aspire comme toute petite à etre grande et je fus deux semaine durant le cobaye de ses entraînements à la séduction.
Au final j’aurai passé un mois à Karakol, deux semaines de plus que prévu et c’est mon arrêt le plus long depuis que je m’arrête plus. Karakdol est une charmante bourgade mais si je suis resté c’est surtout pour le travail, parce que j’ai compris ce que ma grand mère me racontait en parlant des élèves quand je l’interviewais il y a 6 mois.