Transkirghizstanciel

Il est 7h, en théorie je devrais dormir comme les deux autres parce qu’on est tous rincés et que ça ferait pas de mal. Mais certains matins une question coriace devance la sonnerie du réveil. Je me projette sur le seuil de la porte de chez mes parents avec mon sac à dos et mes souvenirs, sans la moindre idée de ce que je vais faire pour avoir un seuil de porte à moi. Il y a des jours où cette image me stimule mais ce matin c’est une question à peu pres aussi complexe que celle des limites de l’univers. Je suis au sud est du Kirghizstan, le 25ème jour d’octobre se hisse à 3700 mètres sur le village de Nura à la frontière avec la Chine. Par la fenêtre, la neige. À la télé, les tortues ninja doublées en Russe.

On est chez Elis, le taximan qui nous a accueillis une nuit chez lui parce qu’on voulait faire la route d’Osh avec le soleil du lendemain pour voir le paysage. Il remplit la bagnole de blagues et de sourires alors qu’il est pas obligé. C’est un type formidable qui fait au mieux avec ce que le hasard lui sert, qui sait trouver un peu de joie dans trois fois rien. Il a raison dans le fond, tout ce qu’on peut faire c’est prendre la vie comme elle vient, la passer au filtre de ses convictions et essayer d’y trouver un maximum de joie.







Les kirghizes parlent nettement plus anglais que les chinois et je redécouvre avec émerveillement les joies de la communication après avoir passé deux mois comme un sourd muet méconnaissant le langage des signes.



L’hospitalité kirghize se manifeste aussi sur les routes, le stop marche du tonnerre et la dernière voiture du jour c’est celle d’Elizar qui file vers le coucher du soleil à Kochkorata. Je sais plus pourquoi on m’avait recommandé ce bled mais ça fait rien c’est bon de se fixer des objectifs. Les hauts parleurs crient “My dream is to fly over the rainbow so high” et on danse. On finit dans la maison de famille sous prétexte d’affrontements entre kirghizes et ouzbecs la nuit, la haine n’est jamais très loin et offre un contraste saisissant avec la tendresse qu’on trouve en allant rendre visite au reste de la famille.


On remonte à bord de la discomobile pour aller checker les potes sur le banc et voir Kochkorata depuis la coline. A la maison notre ami roule trois petits joints dans le garage avant de nous emmener dans le poulailler caresser les volailes. Il y a mille façon de passer ses soirées.





On est quelque part dans la nuit kirghize qui n’en finit plus de tomber, dans une fourgonette autostoppée. Je suis rincé et sale, pateux, j’ai la tete qui gratte, froid aux pieds et mon seul pantalon que j’ai pas lavé depuis bientôt deux mois ressemble de plus en plus à une toile cirée. Il m’arrive d’envisager la routine comme quelque chose de pas si mal: savoir où on dort, qui on va rencontrer, comment se rendre aux endroits qu’on connait, être propre sur soi, se reposer sur des automatismes. Et puis on reussi un ultime stop nocturne sous le réverbère d’une station service, improbable, magique, le modjo rapplique et avec lui la passion du vagabondage, de ne pas savoir, de se ruer sur l’inconnu, sans préparation, plein d’insouciance, improviser, lâcher prise. Si j’avais suivi les conseils des conformistes je serais certainement déjà arrivé à Bishkek mais j’aurais peut être pas vécu la route aussi fort. On commence tous à Nura et on termine tous à Bishkek, la vie c’est ce qu’il y a entre les deux, on peut monter dans un taxi où tenter autre chose.